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16/08/2021

Rupture du jeun à Tanger

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Place Maâgazine. Tanger. 18h45...

Bouchons monstres. Klaxons. Gyrophares de la Sûreté Royale qui fend la circulation. Foule dense qui presse le pas. Piétons pressés de traverser. Automobilistes pressés de les presser. Bruit des stores qui se ferment. Claquement des portes. Crépuscule. Le vent.  

Puis, résonnant soudain en filigrane de ce chaos urbain : l'appel à la prière du couchant...

Suivi par d'autres, le ciel se remplit soudain de volutes vocales qui se répondent, se chevauchent et s'emmêlent, annonçant, dans un vibrant hommage à la Grandeur de Dieu, la fin officielle de cette autre journée de jeûne.  

Je ne sais pas s'il y a eu alors un trucage ou quoi, mais j'ai à peine eu le temps de regarder la mer qu'en me retournant : plus rien... Le grand bouchon inextricable qui bloquait le Boulevard Pasteur avait disparu. L'avenue, saturée quelques minutes plus tôt par la vie et le bruit, ne résonne maintenant que des pas vifs de quelques retardataires... Cinq personnes dans la rue. Ci assises sur les marches de magasins fermées, ci debout près des canons de bronze. Sur les quatre voies vides de l'avenue principale, devenue bien trop large désormais, grognent des moteurs de voitures solitaires dont le passage devient soudain assourdissant dans le calme ambiant. 

On n'entend alors, dans cette ville pétrifiée, que le pépiement fiévreux des oiseaux qui investissent par centaine les arbres et les façades de l'Hôtel Flandria...

La nuit avance et les rues se désertifient à tel point qu'il en devient tout d'un coup honteux de rester dehors. À l'heure précise où l'immense majorité rompt le jeûne du Ramadan autour d'un repas en famille ou entre amis, qui resterait encore dans la rue ?

Paniqué, je me précipite vers le premier restaurant ouvert... Je tombe dans une petite sandwicherie où les employés et les quelques clients du lieu, attablés devant leur repas, me regardent tous, étonnés. La rupture du jeûne avait eu lieu il y a 20 minutes et je ne débarquais que maintenant? Louche.

L'un des employés se lève et prend ma commande. Je m'excuse de le couper dans son repas. Il me tend, souriant, mon sandwich au poulet et ma boisson. Puis je m'attable...

Après les premières bouchées, les informations qui remontent de ma langue à mon cerveau sont catégoriques. Immangeable. Trop de clous de girofle. Trop de... trop quoi ! Un problème qui n'a pas l'air d'affecter mon entourage qui, lui, mange tranquillement. J'ai beau insister, essayer de prendre une seconde bouchée... Mon cerveau est catégorique :

"Non mon grand. Tu m'as eu la première fois par surprise, mais tu ne m'auras pas la deuxième fois.

-Allez, s'il te plaît... J'ai super faim, et en plus, j'ai pas vraiment pas le choix, là...

-Écoutes, c'est moi le gérant de cet organisme et tu ne feras pas rentrer cette daube chez moi !...

-Mais tu fais rentrer pire d'habitude !

-J'en ai fait passer des trucs dégueulasses... Mais là, faut pas déconner. C'est un endroit respectable ici…

Apparaît alors, à ce moment là, ce sentiment que je comprenais confusément, mais que j'expérimente tout d'un coup. Le fameux syndrome : "Fais en sorte que tout ton comportement soit en adéquation avec celui de la masse jeûnant, quelles que soient les circonstances, sinon t'es foutu !"

Je supplie de nouveau mon cerveau :

"Allez, s'il te plaît, ne me laisse pas comme ça ! J'ai même pas entamé le quart du sandwich... Il vont penser quoi les gens autour de moi? Que j'ai passé toute la journée à manger le ramadan et que je n’ai pas faim maintenant? C’est la honte...

-Désolé, mais les paramètres de sécurité ne me permettent pas d'accepter cette commande. Au revoir... 

Coincé, il m’apparaît désormais que ma situation a quelque chose de malaisant. Et sans mon cerveau pour m'aider à me sortir de cette impasse, mes idées sont encore plus débiles...

Mohamed au resto, scène 1 : Je fais mine de regarder mon portable, comme si j'y lisais un message. Puis je prends un air grave, genre: "Oh la la... Ben on m'attend quelque part, moi !" J'appelle l'employé du restaurant. Celui-ci se lève une seconde fois de sa table, repasse sous son étal puis me fait face. Je lui demande la note.

-Alors, un sandwich et un soda... 28 dirhams.

-D'accord... Tu peux m'emballer mon sandwich, s'il te plaît... Je ne peux pas le finir maintenant, je suis attendu quelque part, là...

-Pas de problème mon frère.

 

Je sors du restaurant, libéré. Dehors, la rue est déserte, peut-être encore plus que tout à l’heure... On n'entend, par intermittence, que les bribes nasillardes d'émissions télévisées devant lesquelles les familles sont encore attablées. La vie ne reprendra doucement qu’après l’appel à la prière de l’Icha. Les mosquées et les cafés se rempliront alors peu à peu. Les rues s’animeront de nouveau. Le bruit ambiant de la ville surmontera celui des oiseaux et Tanger, le ventre repu, marchera et s'égaiera bruyamment pour occuper la nuit.

 

Mohamed Saïyd. (c) 

Réclamation auprès du Ministère du Tourisme

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Devant les conditions inadmissibles de mon séjour ici, j’ai décidé de réagir ! Franchement, on se demande parfois si l'on est toujours au Maroc ! Voici la lettre de plainte que j’ai écris au Ministère du Tourisme :

« Madame, Monsieur.
Tout d’abord, permettez moi de vous féliciter pour le travail admirable que vous faites pour la promotion touristique du pays et la préservation de son patrimoine. Je me permets cependant de vous contacter pour vous exposer mes doléances.

Voici mon problème. Je suis au Maroc depuis un mois et demi déjà et jusqu'ici tout allait bien : le ciel était bleu, les oiseaux chantaient, les taxis étaient dangereux... Bref, la routine.

Mais depuis quelque temps, il se passe une chose bizarre. Non, non, rien à voir avec Ba Ali l’épicier : ne vous inquiétez pas, il m’arnaque toujours d'un ou deux dirhams, de ce coté là, tout est normal... Pareil pour ce qui est des voitures qui ne ralentissent pas d’un cm/heure quand vous traversez. Ne changez rien de ce coté.

Non, je vous écris cette lettre pour me plaindre d’une situation scandaleuse qui gâche mon séjour ici. Depuis quelques temps, et je peux avancer de nombreuses preuves qui appuient mon propos, je suis victime d’une sensation qu’aucun de vos tracts publicitaires ne m’avait préparé : Le froid…

Nan mais sérieux, il caille! Le jour, me promener en short et t-shirt avec mon appareil photo en bandoulière est devenu un supplice ; la nuit, je grelotte au fond de mes cinq couvertures ! 

J'ai tout de suite voulu réagir, dès les premiers dysfonctionnements et les baisses de température, en écrivant une lettre de plainte à vos services. Mais je me suis retenu, pour ne pas faire de scandale...

Pourtant, loin de s’améliorer, la situation s'est aggravé au fil des jours, allant jusqu'à pleuvoir. Parfois même pendant des journées entières! Non mais on est où là ? En Irlande ?

Le cauchemar a alors commencé. Une vision d’horreur : sortant de tous les coins, des marocains avec des pulls, d’autres avec des bonnets, des bottes, des parapluies ; les rues parsemés de flaques d’eau boueuses, la ville qui, après le passage de la pluie, devient comme un champ de bataille. Mais ma vision la plus terrifiante a été sans doute de voir des… des marocains en manteaux ! (J’en tremble encore… brrr)

 

Aussi, devant cette situation inadmissible, je vous demande de rétablir le Maroc tel que moi, touriste roi, je le connais depuis toujours : chaud, sec, voire désertique, en l’assortissant autant que faire se peut de folkloriques dromadaires, de gentils touaregs accueillants et de cérémonie du thé avec danseuse-qui-vous-hypnotise-avec-son-nombril intégré. Je pense d’ailleurs qu’il serait de bon ton d’avancer les dunes du Sahara jusqu’aux pieds de la casbah de Tanger.

Tout aussi regrettable, et c’est ma deuxième doléance, la progression, année après année, de la modernité. Les gens du Nord utilisent de plus en plus de voitures récentes (ou pire : neuves !), au détriment du bruit de moteur pétaradant des tricycles transportant des fruits et légumes, des pare-chocs de 504 éraflant le sol ou de sabots d’ânes tirant un chariot. Bref, toutes ces choses inestimables qui faisaient le charme du Maroc. Par ailleurs, le développement de la téléphonie mobile et de l'internet me parait inquiétant. Et où sont tous ces gamins qui jouaient avec une sorte de roue faite avec des tubes en plastique qu’ils traînaient et dirigeaient avec un bâton ? Où sont passés les sodas Sim orange, Youki, Cigogne, Judor, Star soda ou Crush ?

Vous l’aurez compris. Si le Maroc, dans ses grandes lignes, reste celui que j’ai toujours connu et dont les ancrages immuables sont pour moi des repères, je constate avec regret ce laisser aller.

Dans l’intérêt de l’activité touristique du pays, je pense qu’il faudrait rétablir au plus vite ce problème de climat dans un premier temps, et ralentir la modernisation du Maroc dans un second temps. Je tiens à préciser que je connais beaucoup de monde, des personnes qui avaient prévus de faire un séjour ici. Mon appréciation négative pourrait donc leur faire préférer la Tunisie… Non, non, je ne menace personne… Mais je suis déterminé.

Cordialement. »

 

Mohamed Saïyd (c)

Kasbah Folies

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Il est des choses qu’il faut absolument connaître si l’on veut survivre dans ce monde à part qu’est la Kasbah de Tétouan... Et l’une des plus importantes de ces règles de survie, c’est de ne jamais aller chez le coiffeur pendant un match de Liga où joue le FC Barcelone. Encore moins quand le Barça perd...

Ce sont des petites choses comme ça, dont l’on n’a pas conscience, mais qui peuvent parfois nous tirer d’un mauvais pas, comme de se retrouver par exemple avec une coupe de chèvre...

La première mi-temps s’était pourtant passée normalement : le coiffeur, en plein dans son match, faisait juste quelques tacles latéraux sur mon cuir chevelu avec sa tondeuse. Il a tout de même brisé une bouteille de shampoing sur ma tête lors du premier but des adversaires du Barça, mais rien de bien méchant. À la mi-temps, il me restait encore quelques touffes de cheveux... Mais je nourrissais une légère crainte pour la deuxième mi-temps : il devait me raser...

En fait, pendant un match de foot de Liga, c’est toute la médina qui subit un bug général. Une sorte de communion étrange, une transe...

Le boulanger, les yeux plantés dans sa télé, vous met 10 pains dans votre sac et vous rend 100 dirhams sur la monnaie de 20. Le boucher hache menu sa balance, la pèse sur un gigot et vous met le tout dans un sac plastique. Le cafetier vous sert une poignée de feuilles de thé dans lequel il a fait infuser un verre. Le marchand de fruits et légumes, qui n’a pas de télé et qui lorgne sur celle du marchand d’épices à coté, pèse les oranges sur le dos d’un chat errant, puis vous met ce même chat dans votre panier. Le vendeur de fromages frais vous entarte si vous avez la mauvaise idée de vous présenter devant son comptoir au moment où son joueur préféré est fauché par un joueur adverse. Le vendeur de sandwichs, hypnotisé par les passes rapides du jeu en triangle des blaugranas, ouvre le pain en deux, y glisse de la mayonnaise, de la salade, des olives, une armoire, des frites, puis vous l’emballe. Même le vendeur de volailles vivantes, le nez collé à l’écran de télévision, ne remarque pas l’évasion des poulets qui ont creusé un tunnel.

Lorsque le match est terminé, tout revient doucement dans l’ordre, c’est à dire dans le désordre. Car la Kasbah est un monde à part... Officiellement, c’est un monument, et non un asile comme tout porterait à le faire croire. Beaucoup de guides touristiques le soulignent : la kasbah de Tétouan est l’une des plus belles du Maroc, reconnue même patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco. Mais c’est aussi l’une des plus méconnue. Le vendredi, les quelques cars en provenance de Sebta qui amènent leur lot de touristes espagnols, ne démentent pas ce constat... Les autres ratent sans doute quelque chose.

Car chaque jour passé ici vaut 10 épisodes d’une série comique. Les gens qui vivent à la kasbah sont plein de vie. Ceux qui la fréquentent sont truculents. Les enfants qui y habitent sont déjà des pros de la répartie. La rue est bruyante : cris des vendeurs, discussions animées, marmonnements des fous, plaintes des mendiants, rires des folles, quelques disputes, la clameur des porteurs qui fendent la foule par des « Balak ! Balak !1 »

Assis sur les marches de la maison, je peux passer des heures à observer la foule qui passe, tel un fleuve, dans ces dédales de voies étroites où les gens se coincent les corps. Cette foule aux mille couleurs, aux mille odeurs, aux mille cris comme disait Joseph Kessel... À coté, le cafetier, un vieillard édenté à la voix éraillée, me prépare un thé à la menthe, le meilleur que je n’ai jamais siroté (Bon j’avoue, il m’a menacé avec sa matraque pour que j’écrive ça... Il a toujours une matraque derrière son comptoir pour calmer les clients un peu trop bruyants...). Le vendeur de menthe crie à qui veut l’entendre : « 50 centimes, et le sac plastique gratuit ! » Des femmes de la campagne, des jebliyas, chapeau de paille à guirlande et serviette rayée autour de la taille, occupent chaque pan de murs et déposent à même le sol, sur une toile, des légumes récoltés la veille. La mendiante attitrée du quartier harcèle les clients qui reçoivent leur monnaie. On dit qu’elle en est à la construction de sa troisième maison...

Pas de voitures. Pas de barrières. Ici, un homme vaut un homme et le regarde en face. Qu’il soit riche ou pauvre, propriétaire ou ouvrier, policier ou filou, gros ou maigre, pieux ou damné, estropié ou bien portant, chacun se croise sans vitre, sans différence. Les murs étroits de la médina enserrent les corps et mélangent chacun, les confrontant à la diversité, à l’échange.

Écouter la respiration incessante des murs, de ce cœur de pierre dont le sang est les gens. Pierres vivantes car chargées des paroles de ceux qui la parcourent. Une clameur, des rires et quelques insultes. Une douceur qui caresse la ville au crépuscule et une odeur de pain chaud...

Assis sur les marches de la maison, je me dis que c’est peut-être pour ça que j’aime la kasbah de Tétouan...

 

Mohamed Saïyd in Bienvenue à Maroc-Land (c) 2019.

 

Lexique:

1. Balak ! : Attention ! Poussez-vous !